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Jean Vigneault

Qu'est-ce qui t'a amené à faire de la photo abstraite ?

Ma passion pour la photo en général a décuplé avec l'apparition des appareils reflexs numériques abordables au milieu des années 2000. Je me suis alors plongé dans tous les styles de photographie et je me souviens m'être demandé si je ne devais pas me concentrer sur un type en particulier.

C'est lors d'une randonnée photo dans le centre-ville de Montréal en 2012 que j'ai vraiment su que c'était le style abstrait qui me faisait le plus vibrer. Pendant de longues heures ce jours-là, j'ai vécu un moment unique de  grâce où je sentais que je ne faisais qu'un avec tout ce qui m'entourait et où chaque détail macro ou architecturale m'interpellait profondément. Il m'arrive encore souvent de vivre de tels moments de symbiose lors de sessions de photos abstraites et c'est pour moi des moments sacrés.

 

Quel serait pour toi la définition d'une photo abstraite ?

Voici une question dont je n'ai jamais su trouver la réponse de façon définitive. Lorsque j'ai fondé le groupe Lumières Abstraites en 2012, il me semblait que le concept de photographie abstraite n'était pas autant reconnu qu'il devait l'être comme un genre en soi. Je me suis donc intéressé à trouver ce qui caractérisait ce style photographique.

Si on étire le concept d'abstraction dans sa plus intime définition,  on pourrait venir à conclure que toute photo est une abstraction du réel à partir du moment où le photographe choisi de cadrer son sujet en « faisant abstraction » ou en éliminant du cadre ce qui ne contribue pas de manière artistique à la composition. Ce n'est évidemment pas l'idée que se fait notre communauté de la photo abstraite, mais c'est pour démontrer comment l'abstraction peut s'opérer à plusieurs niveaux plus ou moins élevé dans une photo.

Une idée courante consiste à croire qu'une photo abstraite ne doit pas contenir de sujet reconnaissable ce à quoi je n'adhère pas. Au premier regard, une photo peut nous saisir complètement par ses lignes, ses formes ou ses couleurs bien avant le sujet concret en lui-même. Après quelques secondes, une fois que ce choc de beauté a fait son œuvre, notre regard reconnait ensuite le sujet concret produisant une révélation souvent saisissante et spectaculaire. Le but de ces photos n'étant justement pas de photographier un sujet concret pour ce qu’il est de façon usuel , mais de capter ses caractéristiques visuelles qui nous accrochent et nous émerveillent.  C'est le premier type de photo abstraite que nous définissons dans notre groupe, et c'est aussi celui qui me fascine le plus.

L'autre type de photos abstraites que nous catégorisons est celle pour lesquelles aucun repère ne nous permet de reconnaître le sujet concret. Les techniques utilisées pour de telles photos sont très nombreuses, le photographe pouvant jouer avec l'aspect macro en isolant qu'une partie spécifique  d’un sujet  concret, ou encore, par exemple, jouer avec le  temps d'exposition et le bougé apportant des effets surréels.

Les différents échanges qui surviennent entre les membres de notre communauté à ce sujet sont  très fertiles à circonscrire les territoires de l'abstrait en photo.

 

Est-ce que tu considères suivre une ligne directrice, une démarche ?

Il m'est difficile de comprendre encore aujourd’hui pourquoi la photographie abstraite me passionne autant.

Lors d'une balade en voiture avec ma fille, alors qu’elle  avait à peine 2 ans, je me suis mis à me demander comment elle observait, avec ses yeux de jeune enfant, l'extérieur qui défilait à travers la vitre de la portière.  Je l'imaginais voir tel panneau ou tel structure et en percevoir les formes, les couleurs ou les textures sans, bien sûr, les associer à leur nature usuelle et à ce à quoi elle "servent" dans notre monde d’adulte.

Je compris à ce moment que c'est exactement le genre de regard que je pose sur les choses lorsque je pratique la photo abstraite. Regarder les choses pour ce qu'elles nous montrent de façon la plus brute et la plus essentielle, et non pour ce que nous pensons de ces choses dans leur sens général.

Cela présuppose, je dirais,  un certain état d'esprit où s'opère une sorte de  déconnexion de notre mental qui veut toujours, pour sa satisfaction,  tout comprendre et analyser, nous faisant ainsi perdre le ressentie profond d’un moment particulier. Lorsque cela se produit, je me sens comme si je redécouvrais le monde avec un regard dénudé de tout conditionnement ou de préjugé.

Plus je chemine dans la photo abstraite, plus je m’aperçois qu’elle me permet  de pratiquer cet art de vivre qui consiste à se relier de façon la plus ressentie possible  avec le monde qui nous entoure.

Ma démarche artistique, s'il en est une,  aurait ainsi plus de lien avec mon cheminement intime personnel que vis-à-vis une vision esthétique ou philosophique quelconque.

Je ne pourrais trouver mieux que ce passage de Karlfried Graf Dürckheim pour conclure :

" Chacun de nous connait ces instants qui nous obligent à interrompre notre action et à rester tout simplement immobile et tranquille pour écouter, sentir, ce qui se passe en cet instant. Pour un moment vous vous sentez en contact avec tout ce qui vous entoure et en même temps dans une indépendance totale. Vous vous sentez dans une bonne force et en même temps entièrement souple. Vous voilà pris dans un filet de paradoxe qui vous plonge dans une paix profonde. Il n'y a pas besoin que ce soit très fort, c'est là. Ce qui est là est bien difficile à expliquer, mais il n’empêche que c'est là. " [ Karlfried Graf Dürckheim, Le centre de l'être ]

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